À chaque jour suffit sa peine.
J'ai longtemps eu cette tendance, presque instinctive, à scruter l’avenir comme on guette un ciel menaçant. Il faut dire que je suis de nature plutôt anxieuse. J’imaginais donc des dangers avant même qu’ils n’aient pris forme, je multipliais les futurs hypothétiques comme on érige des remparts, et j'accordais toujours au pire une place démesurée dans mes projections. C’est un exercice usant que j’ai longtemps considéré comme une preuve de prudence ; si je prévois le pire, pensais-je, il me frappera moins fort et si je l’anticipe, il me trouvera prête. La vérité, c'est qu'aucune angoisse, si intense soit-elle, n’a jamais détourné le cours d’un événement. L’inquiétude ne retarde ni la tempête, ni la perte, ni la douleur ; elle ne fait que dévorer le présent pour payer d’avance une dette qui ne m’est pas encore réclamée et ne le sera peut-être jamais. Quelle perte de temps, d'énergie, de ressources intérieures. Et quel apaisement dans ces quelques mots ô combien libérateurs de Notre-Seigneur. "À chaque jour suffit sa peine." Demain n'appartient qu'à Lui seul ; moi, je n'ai qu'aujourd'hui. Je fais donc ce que je peux, je Lui abandonne le reste. Je me rappelle, surtout, que quoi qu'il doive advenir, ce sera selon Sa volonté, avec Sa permission, et qu'Il sera là, au milieu de la quiétude comme au cœur de la tempête. Et mon coeur, et mon âme trouvent le repos, la paix, cette paix que le monde ne pourra jamais me donner.
À chaque jour suffit sa peine.
Matthieu 6:25,27,34
"C'est pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez pas pour votre vie, de ce que vous mangerez ou boirez; ni pour votre corps, de quoi vous le vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement? (...)
Qui de vous, à force de soucis, pourrait ajouter une coudée à la longueur de sa vie? (...)
N'ayez donc point de souci du lendemain, le lendemain aura souci de lui-même. A chaque jour suffit sa peine."
Ce n'est pas toujours facile d’habiter pleinement le moment présent. Notre esprit aime courir vers le lendemain, imaginer ce qui pourrait arriver, chercher à tout prévoir, tout maîtriser. Peu à peu, nos pensées se déplacent dans un temps qui n’existe pas encore et, pour peu que nous soyons d'un naturel anxieux, on se retrouve parfois à lutter contre des ombres. C’est ainsi que naît l’angoisse du lendemain ; elle s’installe dans l’avenir et nous prive des forces qui nous sont nécessaires aujourd’hui.
Trop souvent elle nous paralyse ; elle nous ampute d'une énergie et d'un temps précieux dont nous pourrions faire meilleur usage.
"Et si je tombais malade ? S'il arrivait malheur à mon mari ou à mes enfants ? Si mon projet se soldait par un échec ? Et si la guerre, la famine, la maladie, le manque, et si, et si ?..."
Comme si anticiper le pire pouvait nous l'éviter.
Évidemment, on voudrait que l’avenir soit prévisible, que les événements se plient à nos calculs et que la vie se déroule selon nos scénarios ; on croit en fait, à tort, que notre sécurité dépend de notre capacité à tout contrôler. Alors on dresse des tours de garde mentales, et on surveille, on interprète chaque signe, chaque indice, on accumule les hypothèses comme d’autres stockent des vivres avant la guerre. C'est absurde. Rien de ce manège intérieur ne dévie la trajectoire réelle des choses. Demain ne se laisse pas apprivoiser par l’inquiétude.
En réalité, si l’incertitude nous est si difficilement supportable, c'est parce qu'elle met à nu notre fragilité et nous rappelle que quels que soient nos efforts, nous restons des êtres limités, dépendants, incapables d’embrasser le temps dans sa totalité et de contrôler pleinement le cours de notre existence. Mais le Seigneur nous dit "Ne vous inquiétez pas du lendemain ; à chaque jour suffit sa peine."
Cela signifie-t-il qu'il ne faille rien prévoir et vivre dans une parfaite insouciance ? Non, bien sûr, mais ça nous rappelle que notre responsabilité s’exerce dans le présent et que c’est dans ce présent que Dieu nous donne les grâces nécessaires, un jour à la fois. Vouloir porter aujourd’hui les fardeaux de demain, c’est comme essayer de vivre hors du temps qui nous est donné, comme vouloir être à la place de Dieu qui, seul, embrasse d’un seul regard le passé, le présent et l'avenir. Nous ne voyons qu'un fragment du chemin ; Lui voit la route entière. Il suffit de l'accepter. Il suffit de se focaliser sur ce qui nous est donné de voir.
Car si la prévoyance est une qualité, l’inquiétude, elle, est un poison. La première est un fruit de la sagesse qui nous rend aptes à affronter l'imprévu, la seconde nait de la peur et épuise nos forces avant même que l’épreuve n’arrive. Or l'angoisse ne supprime pas le malheur, et elle ne l'empêche certainement pas, mais elle le redouble, au contraire ; elle nous vole notre paix aujourd’hui sans rien nous garantir pour demain, un peu comme un impôt anticipé que l’on paie pour un mal qui ne surviendra peut-être jamais.
Il y a une vraie différence entre préparer l’avenir en s’appuyant sur Dieu et le préparer comme si tout dépendait uniquement de nous. Dans le premier cas, on reconnaît que nos plans sont suspendus à Sa volonté et on reçoit la paix qui vient de l’abandon ; dans le second, on devient esclaves de la crainte que ces plans s’effondrent. La première option fortifie l’âme là où la seconde l’épuise.
Finalement, se libérer de l’angoisse du lendemain ne consiste pas à renoncer à penser l’avenir mais à replacer cet avenir dans les mains de Celui qui est déjà là aujourd'hui, qui le sera encore demain, et qui en connaît déjà chaque heure, chaque imprévu, chaque douleur et chaque joie ; car c'est Lui qui est aux commandes, rien n’arrivera sans que Sa main ne le permette, et s’Il le permet, c’est qu’Il en tirera un bien pour notre âme, même si ce bien nous échappe à l'instant T.
Quelle paix, quelle délivrance de se livrer ainsi à la Toute-puissance de Dieu.
C'est un acte quotidien de dépossession que de lâcher prise de cette façon et de parvenir à renoncer à l’illusion que notre sécurité ne repose que sur la justesse de nos calculs, et c'est un acte qu'on doit choisir de renouveler chaque jour pour nous arracher à l'inquiétude et nous replacer dans la grâce du moment présent.
Car l'avenir ne nous appartient pas. Il ne nous est même pas promis. Et même lorsque nous croyons l’avoir savamment préparé, il peut encore nous surprendre ; parfois douloureusement, parfois avec une joie inattendue, mais le présent, lui, est notre seul lieu d’action, de choix, de rencontre avec le Bon Dieu. Il n'y a qu'aujourd'hui que nous puissions servir, aimer, prier, coopérer à Son oeuvre. L’abandon à la Providence ne consiste pas à fermer les yeux sur ce qui vient mais à marcher vers l’avenir les yeux fixés sur Celui qui y est déjà. Il est là, l’équilibre ; préparer avec sagesse, agir avec courage et déposer le reste entre Ses mains.
Alors nos forces, au lieu de se disperser en combats imaginaires, se concentreront sur ce qui est réel plutôt que sur des hypothèses, sur ce que Dieu nous demande aujourd’hui plutôt que ce qu'on s'imagine du lendemain, et c’est ainsi que, pas à pas, nous apprendrons à marcher dans la paix, dans la lumière, quelles que soient les ombres qui se profilent à l’horizon.
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