Être et agir : la meilleure part.
On a substitué l’agir à l’être.
Nous ne faisons plus à partir de ce que nous sommes ; nous faisons pour être, pour devenir quelqu’un, mériter notre place et prouver notre valeur.
C'est une réalité d’autant plus douloureusement perceptible pour les femmes, les mères surtout, plongées dans une société qui ne reconnaît plus que la performance visible, constante et mesurable, là où leur nature féminine, cyclique, si joliment pensée par Dieu, appelle à la lenteur, la présence et l’accueil.
Il y a comme une tension permanente entre notre vocation profonde à la disponibilité et l’injonction moderne à rentabiliser chaque instant de notre existence.
C'est vrai, c'est rassurant, parfois, de s’agiter. D'agir sans cesse. Ça donne l'illusion de maîtriser le réel et de tenir à distance le vide et l’angoisse qu’il porte avec lui, quelques fois. Et puis, ça évite aussi d’écouter ce que Dieu aurait à nous dire et que nous n'avons pas toujours envie d'entendre.
C’est ainsi que la vie intérieure s’étiole. Qu’elle devient marginale, puis secondaire. Et c’est peut-être le but, d'ailleurs ; nous détourner de l’essentiel.
Il y a un passage des Évangiles qui, à cet égard, me parle et me touche tout particulierement : la visite du Christ chez Marthe et Marie.
Désireuse de bien L'accueillir, Marthe s’active : elle prépare, elle sert, elle veille à ce que tout soit prêt pour Celui qu’elle reçoit. Elle se met la pression, et ça se ressent. Pendant ce temps, Marie, sa soeur, ne fait rien, du moins en apparence. Elle est assise aux pieds du Seigneur, en silence, pleinement présente. Elle L'écoute. Marthe, agacée, demande à Jésus de la faire intervenir, ce à quoi Il répond :
"Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses. Marie a choisi la meilleure part."
J'aime cette répétition. "Marthe, Marthe". Là, là, Marthe. Doucement. Calme-toi.
Ce n’est pas l’action en soi que Jésus lui reproche mais l’agitation intérieure qu’elle révèle. Car Marthe s’éparpille et s’épuise et se laisse envahir par l’urgence, finissant par être blessée, jalouse, presque amère. Son service, pourtant bon, à l'origine, l'exclut de l'instant, de la présence du seigneur, et ternit l'esprit d'amour qui devrait sous-tendre ses actions. Au lieu de se préoccuper de Celui qui est là, elle ne voit plus que l'inaction de sa soeur, et plutôt que de s'adresser à Lui avec bonté, elle Lui adresse une réclamation à la limite du reproche.
Combien de fois, dans nos vies de mères, devenons-nous des Marthe ?
Car il y a tant à faire. Les tâches et les besoins s’accumulent, les demandes se multiplient ; on en vient parfois à repousser nos enfants et à leur refuser notre regard et notre attention au nom de ce "faire" qui prend toute la place. On ne voit plus notre foyer mais la liste de ce qu'il nous reste à faire. On s'exprime dans l'urgence et parfois même avec agacement. Sans arrêt, nous faisons pour eux au point d'en oublier de savoir simplement être avec eux.
"Je n’ai pas le temps, j’ai des choses à faire, on verra tout à l'heure".
Or chaque fois qu’un enfant réclame notre attention, c’est un peu comme si le Christ entrait dans notre maison. C'est à travers eux que Sa presence se manifeste.
"Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait." (Mt. 25:40)
Et chaque fois que nous répondons "pas maintenant", chaque fois que nous préférons l’utilité à la présence, dans un esprit de stress et d'agitation, nous devenons comme Marthe, détournées du centre et déconnectées de notre être et du leur.
Bien entendu, il ne s’agit pas de tout abandonner à chaque instant pour être entièrement disponibles, quitte à devenir négligente ; la maternité est exigeante, il y a des tâches qui ne peuvent pas toujours être repoussées et nous devons honorer nos devoirs d'état. Et puis, parfois, on peut se sentir submergée ; ce n'est pas nécessairement normal (c'est-à-dire que ce n'est pas un état qui devrait être constant et quotidien) mais c'est, du moins, attendu.
Finalement, c'est d'abord une question d’équilibre et de la manière dont nous faisons les choses.
Est-ce que j’agis à partir de ma communion avec Dieu ou bien à partir d’une inquiétude, d’une course intérieure qui finit par m'épuiser et me rendre injuste envers ceux que j’aime ?
Car c’est souvent ainsi que l’épuisement naît ; quand le service devient un fardeau, une source de tension et une raison pour accuser les autres, qu'il s'agisse de notre mari, nos enfants, notre entourage, de ne pas en faire assez.
Nous ne sommes pas des fourmis.
Nous ne sommes pas créées pour être constamment dans l'efficience ou l’agitation permanente.
Nous sommes des êtres spirituels, et c’est précisément pour cela que l'injonction du "faire" incessant nous rend si malades.
Nous avons besoin d’être.
D’être en Dieu, d’être en nous-mêmes, de laisser exister en nous assez de silence, assez de vide pour que Dieu puisse y faire sa demeure.
Il n'y a pas que nous, d'ailleurs. Nos enfants aussi.
Ils n’ont pas besoin qu’on les divertisse en permanence en leur proposant mille activités et en les stimulant à longueur de journée.
Ils ont besoin d’ennui, de creux, de vide.
Ils ont besoin d’apprendre à écouter, à contempler,
Et c’est à nous de leur montrer, par notre propre posture, comment rester là, simplement, en silence, avec Dieu,
Comment transformer l’ennui en tête à tête avec le Créateur de l'Univers.
C'est toute la sagesse qui sous-tend la sanctification du dimanche comme jour à part, réservé à Dieu, un jour sans travail servile, sans produire, et qui nous oblige au repos ; rappel hebdomadaire que nous ne sommes pas ce que nous faisons et que l’essentiel est ailleurs.
L'idée n'est pas de tout reporter sur ce seul jour, bien entendu ; cette capacité à prendre du repos doit devenir une posture intérieure quotidienne,
Un état d’âme,
Comme un mouvement de fond qui nous permet de rester disponibles, de laisser un espace,
Ne pas combler chaque instant.
Ne pas se noyer dans l’activité,
Sans chercher à renier la Marthe en nous mais à l’unifier à Marie.
Le cœur de Marie, les mains de Marthe.
Ce qui rend la maternité si belle et si féconde ne réside pas uniquement dans ce qu'on accomplir de manière tangible mais aussi, surtout, dans la qualité de notre présence et notre capacité à demeurer unie à Dieu même dans l'intensité du quotidien.
On peut être active sans être agitée et servir avec amour plutôt que du ressentiment ; cela suppose seulement de revenir sans cesse à la Source, de rester enracinée dans l’être et d'apprendre à tout faire par amour.
Cela demande aussi une communication saine et beaucoup d'humilité dans le couple, car nos maris ont un rôle précieux dans cet équilibre. Il n'a jamais été question de tout porter seules ; l’épuisement n’est pas un sacrifice offert à Dieu mais le symptôme d’un désordre et d'un déséquilibre. Partager ce que l’on vit et trouver ensemble des manières de se soutenir fait aussi partie du chemin. Il est malsain, pour ne pas dire toxique, de se complaire dans un état de survie intérieure en croyant ainsi plaire à Dieu.
Il peut aussi être tentant quelques fois de sanctifier le quotidien en multipliant les actes visibles de foi ; on veut prier beaucoup, mettre les petits plats dans les grands pour chaque fête liturgique, et tout cela est bon, bien sûr, mais ça ne remplace pas le cœur-à-cœur avec Dieu. Le plus important n'est pas toujours ce que l'on fait pour Lui mais notre capacité à nous tenir devant Lui, dans la nudité de notre être, pour absorber Sa parole et nous mettre en Sa présence.
C'est ce qu'a fait Marie.
Et c'était cela, la meilleure part.
Nous aussi, nous sommes invitées à choisir cette part, à placer l'être avant l'agir et l'écoute avant le service, en nous souvenant que ce que nous sommes devant Dieu aura toujours bien plus de valeur dans le Ciel que tout ce que nous accomplirons ici pour être aimées des Hommes.
Alors dans nos foyers, dans cette vocation maternelle vécue comme une dilatation constante de soi, puissions-nous méditer souvent ce récit,
Et nous rappeler d'être comme Marie avant d'être comme Marthe,
D'écouter pour mieux agir,
Et de savoir, quelques fois, nous tenir simplement ainsi devant Dieu,
En présence de ceux qu'Il nous donne à aimer, jour après jour.
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